- - De l’entreprise - -
Il suffit de parler 15 minutes avec François Laruelle pour savoir, pour sentir, qu’il est et qu’il demeure un impassible derridien, ou plus rigoureusement qu’il y persévère, tout en velours et en volutes doucereusement insaisissables.
Nous considérons trop souvent, du moins nous métabolisons, dans notre pensée, trop spontanément, trop lisiblement, la stratification conceptuelle, le mille-feuille ou les mille plateaux archéologiques de nos sédimentations de civilisation, comme l’empilement horizontal de couches stagnantes d’alluvions et de concrétions en dépôts – lois, épistémès, axiomatiques, passé d’élections contingentes ou arbitraires de lexiques ou d’individus…, dans lesquels pelleter, creuser, sonder, carotter, terrasser seraient les activités aisées (presque avec la condescendance d’un appareillage trop puissant pour la pauvreté du terrain offert par le monde à son ardeur), les activités toutes de facilité de l’Intellectuel élégant, maître disposant des efficiences académiques en virtuose consommé.
Mais c’est certainement la beauté et la politesse inextricable, l’obséquiosité incernable, intangible jusqu’à l’Éthique, l’inatteignable et rigoureux dandysme de soieries enveloppant pudiquement son entreprise, la vénusté de son appareil, que Derrida a très exactement administré(e), inoculé(e), dans les mucosités mouvementées de la Philosophie, – que d’avoir rendu à la fractalité des fluides, à la volupté des vapeurs entrelacées, à l’évanescence liquoreuse des souffles emmêlés, teintes évasives en suspension lentes dans le milieu aqueux où elles se dispersent, enroulements fugitifs suspendus dans l’air de spirales et d’arabesques moirées… – que d’avoir converti à leur immatérielle entremêlement de circonvolutions les trop facilement et trop opportunément stabilisées conceptions que nous pouvions nous faire des rhizomes de nos psychès ou de nos continents collectifs de bruissement, de l’ordre de leur lent déploiement racinaire, tout pénétré des vitesses infinies auxquelles nous accordons orgueilleusement à notre intelligence de participer.
Politesse, et justice peut-être, d’accorder à l’objet observé, étudié, ausculté, opéré, l’imperturbable intangibilité qu’on reconnaît plus volontiers à notre seul esprit surplombant ; cependant, inexorablement, inéluctablement, pour l’y confondre. Souplesse infinie de la matière animée un instant fugace d’une séquence de troubles, du tourbillonnement temporaire d’une incise, dont se pénètre l’impassibilité onctueuse de la réalité, impouvoir partagé où s’implante, se sertit, la rencontre, incessamment trop lâche pour aucune saisie. Fumeuse, diront les méprisants.
Cette fluidité stratifiée, François Laruelle l’anime, l’incarne, l’exécute ; et sa compagnie impalpable, s’absentant dans ses propres courbes qu’elle emprunte et parcourt, dans les inflexions et les froncements dont elle redistribue les lignes sinueuses dans l’entretien, elle comme prolonge l’hommage fugitif qu’elle peut rendre à cette telle grâce ; elle comme suspend un instant supplémentaire la compacité illusoire, la substantive matière épaissie, où les doigts épais et gourds de notre intelligence conquérante, impérieuse, prétendent saisir le monde et s’emparer de son sens comme de son organisation, le déborder d’un double de maîtrise auquel la véritable contemplation accorde toujours d’échapper, fragilité ultime et révérence dernière d’un incons(is)tant sentiment des phémères… vérité d'une contemplation qui s'est, au plus loin, écartée.
Foutre de Dieu
[Brouillon]